Le réveil du Soi

Dans son dernier livre « Sentir et savoir : une nouvelle théorie de la conscience », le professeur en neurosciences et psychologie Antonio Damasio nous dresse un tableau passionnant de l’émergence et de l’évolution de la conscience depuis la formation de la Terre jusqu’à l’apparition de l’homme. Pour lui, la conscience n’est pas le propre de l’humain et se manifeste comme un mode particulier de relation à l’environnement, dont il distingue trois registres particuliers : la conscience inhérente à l’intelligence de la matière, la conscience inhérente à la vie biologique où émergent les premiers ressentis, et enfin la conscience inhérente aux organismes dotés d’un système nerveux central permettant l’accès aux représentations, au savoir et à la pensée. Chez l’homme, ces trois types de conscience correspondent à la conscience corporelle, aux émotions et au mental.
Pour Damasio comme pour la majorité des courants de psychologie occidentale, la conscience émerge donc d’un long processus d’évolution où la matière intelligente devient progressivement vivante et donc sensible, puis consciente d’elle-même et capable de construire des représentations du monde.

Pour la psychologie transpersonnelle et intégrale toutefois, la conscience n’est pas réductible aux processus de la matière, du cerveau et du système nerveux, mais elle a également une existence propre, indépendante de notre réalité matérielle. Cela a été mis en évidence par de nombreuses études sur les expériences extraordinaires (expériences de mort imminente, sorties de corps, cognition à distance, etc.) (1). Selon cette perspective, il existe une dimension de notre conscience qui transcende notre réalité corporelle, sensible-émotionnelle et cognitive. Généralement désignée comme étant le Soi, l’Être ou le Moi supérieur, elle constitue notre identité fondamentale, notre raison d’être, et est porteuse de nos valeurs les plus profondes.

Il existe une métaphore, issue des Upanishads (2), qui permet de se représenter comment toutes ces dimensions de l’être s’intègrent ensemble. Il s’agit de la métaphore de la calèche, où l’humain est décrit comme étant une calèche, tirée par un cheval, dirigée par un cocher, et transportant un Maître. La calèche, c’est le véhicule avec lequel nous avançons, donc notre corps. Le fait d’en prendre en soin, de le garder en bonne forme et en bonne santé, est essentiel si l’on veut continuer à avancer dans notre vie. Le cheval représente les émotions et le désir, la force motrice de l’ensemble. Lorsque quelque chose nous attire, que nous sentons qu’il nous fait du bien, nous trouvons immédiatement l’énergie pour l’obtenir ou nous en approcher. Et lorsque les émotions sont mises à mal, comme dans le cas des dépressions, il n’y a plus de mouvement dans notre vie. Le cocher est le mental, notre capacité de pensée, de raisonnement, d’analyse, de planification, de prise de recul. Il a accès aux cartes (représentations) qui lui permettent d’avoir une vision d’ensemble, de se situer et de décider d’un itinéraire à suivre, étape par étape. Le Maître, enfin, représente le Soi, notre Identité essentielle. Il est porteur de notre raison d’être fondamentale, ainsi que de qualités essentielles telles que la Joie, la Paix, l’Unité, etc. (3)

Dans cette métaphore, chaque dimension de la conscience est essentielle. Le cheval n’est pas moins important que le Maître, et le cocher ne l’est pas plus que la calèche. Chacune a une place essentielle à tenir, complémentaire des trois autres.

Dans les approches proposées par la psychologie académique, seules les trois dimensions du corps, des émotions et de la pensée, donc de la calèche, du cheval et du cocher sont présentes. Le Maître n’existe pas, la calèche est considérée comme étant vide. Tout est fait pour que ce trio fonctionne le mieux possible, mais sans savoir véritablement au service de quoi le mettre. Ces calèches vides, tirées par des chevaux et guidées par des cochers plus ou moins fonctionnels et plus ou moins coopérants, s’évertuent à être les plus accomplies, les plus belles, les plus fortes, les plus riches, les moins névrosées ; au final elles errent sans but véritable, inconscientes du trésor qu’elles portent en elles et de la perspective infiniment riche qui les attend.

Aujourd’hui toutefois, de plus en plus de personnes s’éveillent au Maître dans la calèche. Par la méditation, par l’art, par la transe, ou par le contact avec la Nature, elles vont à sa rencontre, se mettent à son écoute, apprivoisent sa réalité subtile et mystérieuse. Elles apprennent, pas à pas, à aligner leur calèche, leur cheval et leur cocher sur l’appel du Maître intérieur et, ce faisant, elles changent profondément leur existence, leurs relations et leur créativité. En s’éveillant ainsi, elles parviennent aussi à reconnaître le Maître présent chez les autres, stimulant et renforçant la présence du Soi dans toutes leurs relations, et créant un cercle vertueux permettant l’émergence du meilleur présent en chacun. Jusque là, seuls quelques sages et mystiques isolés s’étaient éveillés à cette dimension transcendante en eux; aujourd’hui, c’est un mouvement collectif, puissant et irrésistible.

Pour les chercheurs académiques tels que Damasio, l’évolution sur la Terre a été rythmée par des points de rupture, des émergences de singularités radicales qui ont profondément bouleversé la vie terrestre : l’apparition de la vie biologique à partir de la matière « inerte » tout d’abord, puis l’apparition de la conscience réflexive chez les grands vertébrés et surtout chez l’humain. Pour ceux qui étudient de près les potentialités immenses liées au Maître dans la calèche, son émergence ou plutôt sa révélation collective, comme cela est en train de se passer, constitue elle-aussi une singularité profonde et radicale, susceptible de bouleverser l’évolution tout entière.

En ces temps d’incertitudes et de crise de sens, voilà de quoi garder résolument espoir, n’est-ce pas ? Alors allons-y: faisons la preuve collective de l’existence du Maître, et inventons le monde qui va avec…  😊

Johann

(1) Lire notamment « Real Magic : la science de demain » de Dean Radin PhD, ou encore « Manuel clinique des expériences extraordinaires » de Stéphane Allix et Paul Bernstein
(2) Les Upanishads sont des textes sacrés hindous très anciens.
(3) Ces qualités ont été notamment relevées par les travaux cliniques d’Abraham Maslow, Roberto Assagioli, William James, Stan Grof, etc. sur les expériences mystiques.